Loin des yeux, loin du coeur

Quelques réflexions sur l'interprétation à distance

par Edgar Weiser —  octobre 2020 




Cela fera bientôt un an que le coronavirus SARS-CoV-2, à l'origine de la pandémie de Covid-19, a totalement bouleversé l'écosystème économique des interprètes de conférence. Ce bouleversement a pris la forme d'une réduction spectaculaire, voire d'un arrêt, de l'activité des interprètes. En infligeant un coup de frein brutal aux contacts internationaux en tout genre – réunions, colloques, congrès, comités, groupes de travail etc. – la Covid a du même coup fait s'écrouler la demande en services d'interprétation de conférence.

Mais à l'heure de la mondialisation, les acteurs économiques, politiques, sociaux etc. ne pouvaient ajourner sine die leurs multiples contacts. Et ils ont ainsi cherché des solutions de substitution leur permettant de continuer d'échanger sans pour autant se trouver physiquement au même endroit. Le présentiel a ainsi très souvent cédé la place au distanciel.

Depuis l'invention du téléphone dans la second moitié du XIXe siècle et celle de la visiophonie / visioconférence dans les années 1970, il est parfaitement possible de communiquer à distance par le son et l'image. Mais les choses se compliquent lorsque cette communication devient multilingue. Depuis une vingtaine d'années, on voit se développer des services d'interprétation téléphonique et, plus récemment, des systèmes d'interprétation à distance pour visioconférences. C'est ce que l'on appelle dans notre jargon la RSI ou Remote Simultaneous Interpreting.

Explosion de la demande

Pour des raisons évidentes, la crise sanitaire actuelle a vu exploser la demande de services de RSI. Plusieurs opérateurs se sont engouffrés sur ce marché et proposent des solutions de virtualisation de réunions multilingues permettant aux participants de communiquer à distance par le truchement d'interprètes travaillant soit sur un ordinateur depuis leur domicile ("full remote"), soit depuis un hub équipé d'une infrastructure d'interprétation simultanée (cabines, pupitres, écrans vidéo etc.).

Dans un premier temps, les instances professionnelles – en particulier l'AIIC (Association Internationale des Interprètes de Conférence) - ont appelé les interprètes à la prudence et ont élaboré un certain nombre de règles et recommandations afin d'éviter que la RSI ne vienne complètement chambouler nos normes professionnelles (composition d'équipes, durée de travail, conditions techniques etc.). Ces mises en garde, parfaitement justifiées et légitimes, ont néanmoins pu donner le sentiment d'une attitude quelque peu "rétrograde" et rétive au progrès technique.

Force est de constater que la RSI s'est imposée et permet, dans le contexte de la crise sanitaire, à de nombreux interprètes de continuer d'exercer leur métier – certes avec un volume de travail réduit – et de ne pas se retrouver complètement privés d'activité et de revenus. Naturellement, mais cela est également le cas sur le marché de l'interprétation présentielle, il appartient à chacun de définir les conditions de travail – techniques et économiques – qu'il est prêt à accepter, en veillant toujours à respecter les normes édictées par l'instance professionnelle à laquelle il est affilié.

Pas une solution idéale

Nous avons bien conscience que l'interprétation à distance ne constitue pas une solution idéale. Aussi perfectionnées soient-elles, les solutions techniques existantes n'empêchent pas des coupures de réseau, un son dégradé en raison du mauvais équipement de l'orateur, une transmission vidéo souvent imparfaite, des problèmes de latence etc. Et nul ne conteste que la proximité avec les collègues et les participants soit un élément très important qui concourt à la qualité et à l'efficacité de la communication multilingue. Mais la RSI n'a pas que des inconvénients : pour un interprète qui a beaucoup "bourlingué", il n'est pas déplaisant de pouvoir travailler depuis chez soi ; plus besoin de faire de valise, de dormir dans un hôtel impersonnel, de se lever aux aurores pour prendre un train ou un avion qui sera en retard (et je ne parle pas de la possibilité de travailler en pantoufles…).

Une fois la pandémie passée, la RSI restera certainement dans le paysage. Mais il n'est guère probable que ce mode d'exercice occupe une part dominante du marché. La frustration que les interprètes éprouvent en n'étant pas "sur place", sera ressentie tout autant par les acteurs politiques, économiques, sociaux etc. qui auront hâte de se revoir en chair et en os. Mais, pour paraphraser les gourous du management, sachons transformer une crise en opportunité : si on nous en offre la possibilité, familiarisons-nous avec l'interprétation à distance ; nous aurons ainsi une corde de plus à notre arc et, qui sait, à l'heure où le tout-anglais, ou plutôt le "tout-globish", fait peser des menaces sur l'avenir-même du métier d'interprète, l'existence de cet outil qu'est l'interprétation à distance convaincra peut-être certains de la supériorité de la langue maternelle à l'expression dans un anglais plus ou moins parfaitement maîtrisé.

Si nous savons tous que le battement d'ailes d'un papillon dans la baie de Hong-Kong peut provoquer un ouragan au Texas, qui aurait imaginé que la présence d'un pangolin sur l'étal d'un marché humide à Wuhan allait entraîner une transformation en profondeur de l'exercice du métier d'interprète de conférence ?




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