Qu’est-ce que le « Dragoman Challenge » ?

Elvin Abbasbeyli et Sylvie Nossereau ont lancé un défi multilingue afin de faire découvrir dans de nombreuses langues le parcours des drogmans, précurseurs de l’interprétation dans l’empire ottoman

par  Martin Field avec Elvin Abbasbeyli et Sylvie Nossereau — octobre 2020 

Aussi disponible en anglais


L’essai d’Elvin Abbasbeyli intitulé «  le rôle des drogmans dans l’empire ottoman » est l’article le plus traduit sur le blog de l’AIIC, puisqu’il existe dans 34 langues (19 versions ont été transférées sur le blog à l'heure où nous mettons nous presse). Grâce à l’idée de Sylvie Nossereau de lancer un défi baptisé « Dragoman Challenge », qui a consisté à inviter des collègues à traduire cet essai dans le plus de langues possible, vous pouvez désormais découvrir le palpitant récit de l’histoire de nos prédécesseurs dans des langues aussi différentes que le dari et le swahili, allant du le vietnamien au roumain en passant par le mongol et le coréen, sans oublier le turc, bien sûr! Et la liste continue de s’allonger…

Dans cette interview Elvin et Sylvie reviennent sur l’essai écrit par Elvin et la genèse du projet multilingue qui l’a vu être décliné en de nombreuses versions.

D’où vient votre intérêt pour les drogmans ? 

Elvin : Je me suis intéressé aux drogmans lorsque j’ai choisi un sujet pour effectuer mon doctorat en études turques et en traductologie. En effet, alors que j’étais à la recherche d’un sujet intéressant pour m’inscrire en doctorat, je suis tombé sur un article écrit en turc. Ce dernier était consacré à l’histoire de la traduction en Turquie et parlait rapidement des drogmans de l’Empire ottoman. J’ai donc proposé à mon directeur de thèse de travailler sur ces personnages historiques sans avoir une idée très précise du sujet à traiter. Il m’a alors proposé de travailler sur le Traité de Kücük Kaynarca signé en 1774 entre l’Empire ottoman et l’Empire de Russie. Après quelques recherches préalables, j’ai décidé d’aborder l’analyse terminologique et traductologique des trois versions de ce traité qui existe en italien (l’original) et en deux traductions (turc ottoman et le russe) et de parler des drogmans, les auteurs de ces traductions.

Avez-vous trouvé des choses intéressantes et surprenantes lors de vos recherches doctorales ?

Elvin : Les sept années consacrées à cette thèse m’ont permis de découvrir ces personnages historiques qui sont les ancêtres de la traduction et de l’interprétation dans l’Empire ottoman et plus tard en Turquie. J’ai également appris beaucoup de choses intéressantes que le format de notre entretien ne me permet malheureusement pas de raconter. S’il fallait retenir une information intéressante, je parlerais plutôt des techniques de traduction et d’interprétation de ces drogmans. Comme je l’ai indiqué dans mon article qui est à l’origine du Dragoman Challenge (le défi drogmanal) qui, il y eu des écoles créées par des Occidentaux. Mais les drogmans du sultan ottoman ne passaient pas forcément par ces écoles. Ils apprenaient sur le tas. Et sans le savoir, ils avaient ainsi acquis ce que l’on peut qualifier aujourd’hui de techniques d’interprétation de liaison (je ne parlerais pas d’interprétation consécutive puisque, malgré l’existence des tableaux où l’on distingue clairement le drogman en chef à côté du sultan ottoman, ils n’avaient tout naturellement pas l’habitude de noter comme nous le faisons maintenant). En analysant l’original et les deux traductions du traité, je me suis rendu compte qu’ils possédaient également des techniques de traductions et procédés que nous pouvons nommer aujourd’hui (emprunt, calque, traduction littérale, transposition, équivalence, adaptation, modulation). Il ne faut pas oublier qu’il n’y avait pas vraiment d’école de traducteurs à cette époque et tout se transmettait de père en fils. C’était une profession familiale. Certaines familles ont servi les sultans ottomans pendant de très nombreuses années. Ce n’est qu’en 1821 que le Bureau de traduction ( Tercüme Odası) a été fondée dans l’Empire ottoman. Cette date correspond à la révolution grecque, interprétée de révolte par les Ottomans. Les drogmans ottomans étaient souvent des Grecs de l’Empire. Il fallait donc former des drogmans musulmans fidèles au sultan ottoman. Ce Bureau avait pour mission de former les fonctionnaires maîtrisant des langues étrangères et les futurs drogmans du divan impérial ainsi que ceux des missions ottomanes à l’étranger. Il était également chargé de traduire des ouvrages français en turc ottoman. Donc, on voit que les traditions sont assez récentes dans les domaines de la traduction et de l’interrpétation. C’est ce qui rend le rôle des drogmans avant la cré ation de ce Bureau encore plus impressionnant. 

Pourquoi avoir traduit cet article dans plusieurs langues ?

Elvin : J’avais rédigé cet article comme un petit article de vulgarisation pour le blog de l’AIIC. Je l’avais rédigé en français, puis je me suis dit qu’il serait intéressant de l’avoir en azerbaïdjanais et je l’ai traduit moi-même. Et j’ai découvert qu’il n’était pas facile de “s’auto-traduire”. Puis, j’ai demandé à des collègues de le traduire en anglais et en turc. Quelques années plus tard, d’autres versions (roumaine, slovaque, chinoise, mongole, coréenne) ont été ajoutées. Elles ont été traduites soit par des collègues soit par mes étudiants. A la parution de chaque version, je la partageais sur Facebook. Après la publication de la traduction coréenne, Sylvie Nossereau a eu cette excellente idée de lancer le Dragoman challenge qui consiste à faire traduire mon article dans beaucoup plus de langues, afin de rendre hommage à nos ancêtres les drogmans. Tout est parti de là.

Sylvie : J’ai aussi pensé que c’était une façon de promouvoir la visibilité de l’AIIC, en suscitant l’intérêt de nos collègues sur un chapitre moins connu de l’histoire des métiers de l’interprétation et de la traduction. L’histoire est toujours riche en enseignements. Elle nous offre des points de comparaison utiles, par exemple sur notre façon d’appréhender le présent. Ainsi, nul ne doute aujourd’hui que Nuremberg, grâce à l’utilisation de l’interprétation simultanée, a été un formidable tremplin pour notre profession. Pourtant, nombre de grands consécutivistes de l’époque étaient au départ réfractaires à la simultanée... A l’heure de la télé-interprétation, à laquelle nombre de collègues sont réticients, l’histoire de Nuremberg nous revient en écho pour nous dire qu’il faut savoir s’adapter, car nous nous trouvons aujourd’hui à nouveau à un autre moment charnière lié à l’évolution technologique. Que peut-on apprendre de nos ancêtres les drogmans? Les métiers de la traduction et de l’interprétation sont peut-être moins prestigieux de nos jours, mais ils sont aussi bien moins dangereux, et surtout plus ouverts à toutes les classes sociales et...aux femmes! Cela montre que les choses n’étaient pas nécessairement “mieux avant”.

Symboliquement, ce projet est surtout une façon de tisser des liens avec des collègues d’autres régions, et qui sait, cela pourrait donner l’envie à certains de s’impliquer plus dans l’association. Nous avons utilisé au départ nos contacts personnels, puis la diffusion de nouvelles versions sur les réseaux sociaux a permis de faire boule de neige, en entraînant parfois des collègues d’autres associations. Tous les traducteurs ont travaillé bénévolement, tous ont dit avoir pris plaisir à cette tâche. Le Dragoman Challenge permet aussi de rapprocher interprètes et traducteurs, de mettre en avant toutes les langues, sans hiérarchie : nous avons des traductions dans des langues qui ne sont pas, ou sont peu utilisées dans les organisations internationales, des langues dites de moindre diffusion, des langues régionales, Notre projet permet aussi de faire écho à l’année des langues autochtones de l’ONU en 2019. 

Et enfin, en cette période de déplacements limités pour cause de pandémie, ces traductions nous permettent de nous évader autrement!

Les drogmans de l’Empire ottoman nous considéreraient-ils pour leurs collègues ? 

Elvin : Même si nous ne nous déplaçons pas à cheval, ne portons pas de vêtements en soie, n’avons pas de sabre accroché à notre ceinture et n’avons pas de dizaines de domestiques, contrairement aux drogmans de l’Empire ottoman, les drogmans nous prendraient pour des collègues. Au fond, nous accomplissons la même mission : servir de pont entre les cultures.

Qu’est-ce qui surprendrait le plus les drogmans de l’Empire ottoman dans le métier d’interprète et de traducteur du XXIe siècle ?

Elvin : Les cabines d’interprétation, la consécutive avec beaucoup de symboles, la télé-interprétation et bien-sûr l’absence de cheval qui était une marque de distinction sociale dans l’Empire ottoman octroyée aux drogmans de l’Empire ottoman.


  • Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à : Andrea Alvisi et Federica Mamini ; Eleonora Barros ; Burçak Fakıoğlu ; Marie-Henriette Cassé et Sybelle Van Hal ; Xu Chongtian ; Katarína Chreňova  ; Marie-Madeleine Coulibaly ; Florent Delany ; Odina Diephaus ; Zakia El Muharrifa ; Marina Fayad et Maha El Metwally ; Martina Fryda ; Ephrem Houalakoue et Donatien Agbotoive ; Tatiana Kaplun ; Oqtay Kazimov ; José Kikulu et Richard Muhungy ; Dariga Kokeyeva ; Beata Kubas-Lacka ; Sirpa Lehtonen ; Kimiko Monden-Bianchi ; Majlinda Nishku ; Alina Pelea ; Sangwon Kim ; Brana Sarkic ; Haya Shavit-Kedar ; Djibril Soumahoro et Ahmed Toure ; Thu Do ; Altantsetseg Tulgaa ; Gregorio Villalobos ; et Alexander Zaphirou.









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